Lutrin - Le Récit cistercien

S'identifier

Le Récit cistercien

Le récit cistercien

Une Eglise au risque de la charité

Pierre Alban DELANNOY

Ed. L'Harmattan, 2022

263 p.

---------------------------------------

Tout écrit a une face cachée, une histoire, une origine et un auteur jamais anodin. C'est bien ce que nous confirme ici dans ce livre, Pierre Alban Delannoy à travers sa lecture particulièrement approfondie du Petit Exorde et de la Charte de Charité qui relatent la fondation de l'Ordre cistercien à Cîteaux en 1098.

A partir de documents anciens fort connus, au moins dans les milieux monastiques, Pierre Alban Delannoy s'aventure à analyser les circonstances de la naissance de l'Ordre cistercien de façon inédite (?), originale, risquée quand on parle de textes remontant au Moyen-Âge,, et pourtant très convaincante tant sur le plan littéraire qu'en profondeur. Voilà une lecture passionnante.

Un texte comme ce Petit Exorde, pouvant à première lecture sembler sans âme et périmé, prend vie quand, avec de bonnes clés de lecture, on découvre ce qui se cache derrière des mots soigneusement choisis par les auteurs et ayant une portée hors du temps. Ce qui peut expliquer l'importance qu'y attachent encore aujourd'hui les moines dans leur vie quotidienne.

Le Petit Exorde et la Charte de Charité n'ont pas été pensés, écrits pour quelques frères d'une communauté cistercienne du 12°siècle mais bien dans une perspective plus longue pour les moines des siècles à venir. Cela suppose une certaine espérance quant à la vie future de ce Nouveau Monastère de Cîteaux !

En « archéologue » cultivé, minutieux et bien informé sur l'esprit cistercien, P.A. Delannoy nous invite à regarder à la loupe chaque mot et chaque phrase de ces textes fondateurs qui s'enracinent eux-mêmes, comme peut l'être un arbre ou un homme, sur des terreaux anciens. Il analyse les relations de cause à effet, les intentions d' Etienne Harding, auteur présumé, et l' appellation même de ce « Nouveau Monastère » qui semble bien dérangeant par sa nouveauté.

Le récit cistercien est une terre vivante née de marécages (Cîteaux = cistels = roseaux) et d'un certain chaos (voir Genèse !) à l'avenir à-priori improbable. Mais une poignée de moines portés par l'appel de Dieu et par leur foi vont bousculer une vie monastique bénédictine qui, soit ici par trop grand succès ou là par relâchement, en oubliait la Règle de Saint Benoît, l'humilité, la pauvreté , le travail manuel et l'hospitalité.

L'auteur s'efforce de reconstituer au plus près les circonstances du départ des moines de Molesme, les différents acteurs internes ou externes au monastère qui y ont poussé puis le choix du lieu de Cîteaux et les difficultés qui s'en suivirent. Il insiste en particulier sur le « traumatisme » qu'ont subi les moines partants d'avoir eu le sentiment de rompre leur promesse d'origine : obéissance à la Règle, fidélité au lieu ...Les difficultés vont resserrer les liens et la fraternité entre eux.

« L'épopée est un récit héroïque et de toute évidence il montre la ténacité farouche des fondateurs dans l'adversité et les épreuves qu'ils traversent. » (p.60)

Au chapitre 5, « le chemin des novices », P.A. Delannoy explique admirablement la source, le processus et le but de l'engagement monastique du moine qui, s'appuyant sur la Règle de saint Benoît, a choisi la solitude avec d'autres frères, se dépouillant de tout pour revêtir le Christ et paradoxalement être accueillant à tous dans sa prière mais aussi dans son quotidien. Paradoxal et tout à fait évangélique. Dans le monde sans être du monde.

« Etre avec le Christ, ce ne peut pas être juste un étendard, une formule. C'est un engagement, une convention entre eux et avec le Christ lui-même, une adhésion qui se voit. Dans la pauvreté avec le Christ pauvre. » (p.99)

La deuxième partie du livre, plus ardue, s'intéresse à la Charte de Charité, dont la première trace apparaît en 1114. Etant données les nouvelles fondations, dont Clairvaux en 1115 avec pour abbé saint Bernard, cette charte a pour but d'organiser les relations entre Cîteaux et les abbayes-filles. Et la finalité de la Charte est de faire l'unité dans la diversité, en l'expérimentant dans la vie commune.

« Il s'agit de souder par l'esprit les moines des différents monastères qui forment l'ordre, lesquels sont séparés les uns des autres géographiquement, implantés en divers lieux du monde. » (p.129)

P.A. Delannoy insiste fortement sur le fait que « ce n'est pas sur le mode politique ou économique que se règlent les relations entre les maisons, ni sur le mode hiérarchique ou celui de la rétribution, mais en mettant en œuvre le service et l'entraide. » (p.140).

Au monastère, la charité n'est pas une affaire personnelle mais elle est absolument communautaire. Il ne doit plus y avoir de notion de rapport de forces ou de soumission. La charité, pour ces moines, est plus encore qu'un mode de vie, c'est l'être même du cistercien, son charisme. (p.132-133)

Le chapitre 10, dans un bel éclairage, ouvre sur l'arrière-plan prophétique. L'évocation dans la Charte, dans le Petit Exorde, de l'attrait des moines pour le retrait, pour le désert est née des Ecritures, de la Loi et des prophètes , que les moines connaissent parfaitement et se sont appropriés. « Ils ont établi une similitude entre leur destin et celui des Hébreux qui quittent l'Egypte. Et ils s'intègrent dans ce peuple qui a fait alliance avec Dieu. » (p.211)

« Le Petit Exorde peut se lire comme le décalque de la traversée du désert raconté par le Pentateuque, avec les mêmes alternances de textes narratifs et juridiques, avec les mêmes atermoiements, les mêmes épreuves identitaires et la même construction narrative. » (p.212)

Le talent d'écrivain, la perspicacité de P.A. Delannoy dans sa recherche sur les fondements de l'Ordre de Cîteaux dont il connaît bien les rouages, sont indéniables et l'importance qu'a connu et connaît encore l'Ordre cistercien mérite qu'on en apprécie bien les sources et les documents fondateurs. Voilà qui est fait avec ce Récit cistercien.

Pour compléter, on pourra lire avec profit :